mardi 27 mars 2012

Identité professionnelle et états d'âme



Je n'ai pas compté exactement combien nous étions, ce lundi-là, à nous presser les unes contre les autres pour être rassurées par les instances dirigeantes quant au bien fondé et à l'avenir de notre profession. Je n'ai pas compté, donc, mais c'était tout à fait flagrant. Nous n'étions que des femmes. Enfin, il y avait bien une poignée d'hommes, dont deux sur scène, mais la masse féminine était insoutenable. Et j'ai ressenti un puissant malaise me criant que je n'étais pas à ma place. J'aurais dû m'y attendre pourtant, je connais bien les chiffres, mais c'était la première fois que j'assistais à un véritable rassemblement de bibliothécaires, et j'ai été choquée.

Ça m'emmerde beaucoup, mais j'ai profondément honte de faire un métier de filles. Cela date peut-être de mes études scientifiques pendant lesquelles, d'années en années, la proportion féminine s'amenuisait. J'étais dans mon élément parmi mes pairs masculins, j'étais heureuse de me destiner à un métier d'hommes (je n'ai pas les chiffres, mais je peux vous assurer que les chercheurs en sciences de la terre sont majoritairement mâles), pour leur prouver à tous, pour faire flancher les chiffres, par orgueil. Et puis j'ai finalement compris que le terrain n'était pas fait pour moi et un job de monitrice m'a menée en bibliothèque universitaire.

La bibliothèque universitaire, c'était un moindre mal. Le centre de documentation d'EPST, c'était vraiment bien. Tout pour ne pas faire "bibliothécaire pour mômes". Je ne suis pas maternelle, je ne suis pas fifille, je n'aime pas le rose. Je ne m'identifie pas aux métiers féminins, et bibliothécaire jeunesse semble être dans le top trois des professions de filles, avec institutrice et infirmière. Et femme au foyer. Alors quand, dans le cadre de mon nouveau poste universitaire, je me suis retrouvée à acquérir de la littérature jeunesse, ça m'a fichu un coup.

Mais pourquoi ? C'est trop idiot ! J'ai honte d'un métier que j'adore ! J'ai honte quand je pense à faire une incursion dans la territoriale pour raisons de mobilité. Rhô, j'étais forte en classe, j'aurais dû faire un métier d'hommes, ouvrir des voies, déjouer des plafonds de verre, plutôt que de me destiner à de basses tâches féminines ! J'ai honte, lorsque je me présente, d'énoncer mon métier. Il sonne comme une sorte d'échec. Je ne suis "que" bibliothécaire. Alors, tout de suite, je précise, je complète : je travaille dans une université ! J'ai affaire à un public professoral et estudiantin ! Je ne suis pas cette bibliothécaire-là, celle qui lis des histoires à des classes passives, qui reste derrière son bureau à surveiller, qui fait chut ! en agitant la main ! Non, ce n'est pas moi ! Non ! Non ?

Mais pourquoi ai-je d'imprimés dans mon cerveau tous ces préjugés idiots ? Je sais bien, rationnellement, que bibliothécaire territorial est un métier superbe et indispensable, de médiation et de vulgarisation, et je suis sûre que j'adorerais l'exercer, m'y fondre. Il faisait d'ailleurs partie de mes envies de départ, quand j'ai commencé à réfléchir à me réorienter vers les métiers du livre : comme ce serait formidable de vulgariser les sciences qui me sont si chères via les documents et les animations d'une médiathèque ! Comme ça me plairait de devenir actrice de la promotion de la lecture et de la culture dans ma ville !

Alors pourquoi, jusque dans mon cerveau, se perpétuent ces images sexistes ? Pourquoi "bibliothécaire jeunesse" reste un n.f. dans nos dictionnaires mentaux ? Où sont les hommes ? Qu'on me les montre ! Qu'ils se dénoncent ! Qu'ils se promeuvent ! Qu'ils nous montrent leur joie et leur fierté à exercer ce beau métier "de filles", de BDP en BM, d'heure du conte en accueils scolaires ! Qu'ils viennent réinvestir ces métiers dont ils s'étaient retirés pour laisser place aux femmes, emportant avec eux la valeur et le prestige de la tâche, les grands noms et les hauts salaires. Qu'on nous donne enfin une parité réelle, un monde où les métiers maternants ou méticuleux seront véritablement mixtes, où les petits garçons pourront pouponner et mettre du rose sans être mis à l'index par le reste du monde.

Au final, je m'en veux de me prendre ainsi la tête. Comme Caitlin Moran, je me pose la question : "are the boys doing it?". Les garçons s'inquiètent-ils de la sexuation de leur métier, passent-ils des heures à se triturer la cervelle pour savoir si, en choisissant tel travail, tel mode de vie, telles chaussures, ils ne délaissent pas le combat de leur genre, ils ne laissent pas tomber leurs comparses ? Non, semblent-ils dire, occupés qu'ils sont derrières leurs écrans, devant des rangées de berceaux, aux commandes de leurs camions, à quatre pattes devant le rayon des 305.42 à chercher une référence disparue.

"Then, we can use the technical term, and call it bullshit."

Ils s'en fichent. Ils faut donc nous en ficher aussi. Et avancer, et faire plutôt que de rester à cogiter. En espérant que nos filles n'éprouvent jamais ce sentiment d'échec idiot en choisissant un métier ni d'hommes, ni de femmes, juste un métier d'humains. Et un métier drôlement chouette qui plus est.


Licence Creative CommonsPhoto : prise par moi-même au Père Lachaise en mars 2012.
Ce texte et cette photo sont mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Paternité - Pas d'Utilisation Commerciale - Partage à l'Identique 2.0 Générique.

4 commentaires:

  1. Peut-être parce que le Cercle de la Librairie s'est fendu d'un ouvrage d'un sexisme profond récemment : LA bibliothécaire jeunesse, UNE intervenante culturelle.

    Venez en territoriale, il n'y a pas que des bibliothécaires jeunesse ;), et qu'est-ce que ça nous ferait du bien, d'avoir des scientifiques sous la main !!!!

    RépondreSupprimer
  2. Merci pour l'invitation, j'y pense de plus en plus ! :)

    RépondreSupprimer
  3. Etudiant (sans "e") en bibliothéconomie, je peux dire que le stéréotype de bibliothécaire en BM = métier de femme est toujours d'actualité. Cela est principalement dû à la surreprésentation de la gente féminine dans la profession et à une vision généralisée chez les usagers. Je dois avouer que m'étant moi-même posé la question, un peu comme vous dans ce post, je préfère me destiner à un public de BU plus "adulte" composé de chercheurs, professeurs et étudiants. C'est le même nom mais pas le même métier à mon avis.

    Pour en revenir à la recherche de bibliothécaires jeunesses "mâles", c'est vrai que je n'en ai pas rencontrés beaucoup en France. Mais un peu plus au Québec, dans l'agglomération montréalaise notamment. Peut-être une autre vision de la profession ?

    RépondreSupprimer
  4. En voilà une bonne idée : j'aimerais bien savoir comment tout cela se compile de l'autre côté de l'Atlantique ! Je vais essayer de me documenter...

    RépondreSupprimer