vendredi 30 mars 2012

La névrose du catalogueur



J'ai toujours voulu mettre de l'ordre dans le monde. C'est pour ça qu'à 10 ans je voulais être architecte : pour construire des maisons carrées où ranger les gens. Heureusement, je me suis vite aperçue de mon erreur d'appréciation de ce métier... En terminale, je voulais être taxonomiste, pour mettre des noms sur le vivant. En licence, paléontologue, pour déterminer la phylogénie des espèces. En master, hydrogéologue, pour simuler et comprendre la répartition des flux souterrains. Et maintenant bibliothécaire, grand ordonnateur du monde par excellence, indexeur de tous les savoirs, classificateur du sens.

Quand tout va mal, je range. Je trie les tiroirs à chaussettes, je réarrange les boîtes de conserves par date de péremption, je jette les vieux magazines. Et en mettant en forme l'espace autour de moi, mon esprit retrouve apaisement et clarté. Mon appartement n'est jamais aussi propre qu'en période de concours : pour ranger les savoirs dans ma tête, il me faut ranger les choses qui m'entourent. Au quotidien, l'état de désordre de ma chambre est un bon indicateur de mon état de désordre intérieur.
On dirait un cliché sur pattes, mais c'est bien vrai. Faut-il être névrosé pour devenir catalogueur ? Ou la névrose se développe-t-elle, s'entretient-elle, en cataloguant ? Les bibliothécaires sont-ils tous les maniaques que la littérature décrit ? J'espère bien que non. J'espère bien que nous ne sommes pas tous des autistes mal diagnostiqués, des rangeurs invétérés, des sorcières du placard à balais. Que ce n'est qu'une coïncidence.

En tout cas, j'ai l'impression que c'est un peu pour ça que j'ai du mal à m'adapter aux remous de la vie parisienne, aux remugles du métro, à l'inconstance d'une vie passée entre deux chez soi, une quinzaine d'heure de tgv par mois, comme si j'éparpillais mes organes internes tout du long de la route.
Mes habitudes salvatrices mettent des jours à se recréer. Je réapprends à vivre dans un environnement si différent de celui que je quitte, il me faut du temps pour reprendre mes marques. Puis il faut déjà repartir et tout recommencer de l'autre côté. Je me fais l'effet d'un Sisyphe en blue jeans.

Les jours où tout va mal, je me dis que je voudrais rentrer chez moi, et je m'aperçois que "chez moi" est devenu un lieu imaginaire, composite, auquel je ne sais pas accéder. Je finis par être plus chez moi dans mon bureau, où je peux ranger tranquillement les savoirs à leur place, cataloguer, rétro-cataloguer à l'envie, aller ranger des livres quand mes yeux sont trop fatigués pour supporter encore la brillance de l'écran. Il manquerait juste un oreiller pour pouvoir me rouler en boule sous mon bureau parfois...

Je suis convaincue qu'il suffit d'aller bien dans une part de sa vie pour pouvoir supporter tout le reste. En ce moment, au jour le jour, c'est le catalogage qui me permet de ne pas m'effondrer.


Licence Creative CommonsPhoto : prise par mgysler.
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3 commentaires:

  1. Au secours, en lisant ce post, j'ai eu l'impression d'être devant un miroir! ça fait plaisir et ça fait peur en même temps!
    Plus besoin d'aller "consulter", je ne suis pas toute seule :-)

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  2. Ah ! Je suis contente aussi de voir que mon cas n'est pas unique ! :)

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  3. Je relis ce billet pour ton anniversaire de blog et j'ai un aveu à faire : moi aussi, en période de stress ou de charge de travail intense, je range, je trie, j'organise, etc ;-)

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