Lundi 3 décembre se tenait la journée des professionnels au salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil. J'ai pu notamment assister au débat intitulé "La crise peut-elle épargner le livre jeunesse ?", dont le casting était tout à fait brillant... Ayant pris des notes abondantes, je me permets de les partager avec vous. En vous souhaitant bonne lecture !
La crise peut-elle épargner le livre jeunesse ?
Les intervenants :
- Pascale Lapierre : directrice commerciale d’Harmonia Mundi
- Jean-Pierre Siméon : poète, dramaturge, directeur artistique du Printemps des Poètes
- Philippe Meirieu : universitaire, pédagogue
- Lucie Placin : illustratrice
- Robert Rui : imprimeur, imprimerie Clerc
- Alain Serres : éditeur, Rue du Monde
Ce qui s'est dit :
Alain
Serres : On a observé cette année une baisse en volume significative de 4,5%, légèrement masquée par
l’augmentation de la TVA dans la vente du livre. La vente en ligne a augmenté
de 8 points, mais la baisse est encore plus significative dans les
hypermarchés. Ces signes sont inquiétants, mais on observe + 8,5% en littérature de jeunesse ; le secteur n’a jamais été
aussi important.
Pascale
Lapierre : Il y a une modification
sensible des comportements culturels. Le livre numérique augmente même s’il
ne représente pas encore un marché aujourd’hui. La place de l’écran capte de
plus en plus de temps, temps qui est moins consacré à la lecture, à tous les
niveaux de lecteurs. La courbe ne s’inversera pas mais le livre résiste plutôt bien par rapport à l’assaut de ces nouveaux
outils. Beaucoup de gens réfléchissent aux impacts et aux enjeux, sont au
courant du phénomène.
Il faut respecter les envies et les achats des gens, mais
il ne faudrait pas se retrouver dans la situation de la Grande-Bretagne ou de
l’Espagne où la disparition des librairies a entraîné une baisse de la production.
Notre meilleur rempart pour avoir la
vitrine nécessaire pour accueillir la création reste la loi Lang et les
libraires indépendants qu’elle protège.
Alain
Serres : Ils permettent à nos livres d’exister.
Pascale
Lapierre : Il y a aussi des gens de qualités dans les grandes
chaînes, rien n’est simple.
Alain
Serres : Les choix des politiques culturelles locales portent leurs
fruits. Par exemple, le salon du livre d’Aubagne existe depuis 20 ans. Les
enfants qui y venaient autrefois sont aujourd’hui parents et emmènent leurs
propres enfants au salon. Mais il y a une hésitation face au prix du livre.
Jean-Pierre
Siméon : Dans ce contexte de crise, la culture est-elle
nécessaire ? C’est aux poètes qu’il faut poser sérieusement les questions
politiques. Que serait un monde dont chaque conscience aurait cet appétit de
l’inconnu ? Ce serait une société émancipée. La poésie, c’est l’éthique
dont la politique a perdu le sens. Nous souffrons de la domination sans partage
du libéralisme économique de marché, où l’humain est subordonné au commercial.
Le poète est une objection à ça : pour lui, tout est subordonné à
l’humain. Il faut revendiquer la poésie et le geste poétique : manifester
l’insolence et la joie comme une objection à ça.
Tout livre est poésie, en tant qu’il provoque une émeute
intérieure. Le livre de poésie se vend
par capillarité et, contrairement à ce qui se dit, il se vend bien. Un
million d’exemplaires ont été vendus d’Alcools
d’Apollinaire. Mais il ne se vend pas selon les modes de l’édition commerciale
courante, il a développé des réseaux de combat, le livre se transmet par
relation, par proximité.
On n’a jamais
autant lu de poésie. Les gens viennent lire et écouter des poètes inconnus
partout en France, lors des « Printemps des Poètes ». Il faut
s’appuyer sur ce processus de capillarité. La poésie fait partie des livres
« de rotation lente » : la lenteur doit être notre fierté, elle
est scandaleuse, elle dénonce ce qui nous prive d’exister.
Le poème demande de la lenteur pour être lu. Il
demande : « arrête-toi et ne me juge pas sur ma carte
d’identité ».
Robert
Rui : L’imprimerie Clerc a connu une crise en 2012. Elle a été
reprise par un industriel, qui ne donnait pas dans le livre mais qui est un
amoureux des livres. L’imprimerie va mal
en France et en Europe. Les parts de marché baissent au profit d’Internet.
Mais le livre jeunesse résiste. La question se pose de l’impression en Asie,
mais en France nous avons l’avantage de la réactivité.
Alain
Serres : Il doit y a y avoir
une nécessaire solidarité. C’est un vrai choix que de travailler en France,
tant que faire ce peut. Dans certains cas, ce n’est pas possible car toutes les
machines sont parties ailleurs. La situation est identique dans le domaine de
la reliure.
Robert
Rui : C’est un véritable drame pour les familles de ces petites
villes de provinces avec de faibles bassins d’emploi, quand les imprimeries
disparaissent. Les qualités des imprimeries françaises sont : la
disponibilité des interlocuteurs, la qualité. Mais l’Asie est en train
d’accroître sa qualité d’impression. Donc le
principal atout des imprimeries françaises reste leur réactivité.
Pascale
Lapierre : On aimerait que tous les livres puissent être imprimés
en France mais parfois il y a une
question de coût. Ce sont toujours des arbitrages très douloureux. Les
livres animés ne peuvent plus être imprimés en France car ils nécessitent des
manipulations complexes et chères.
Alain
Serres : Chez Rue du Monde, nous faisons un autre choix (imprimer
en France, de manière écologique, etc.), que nous assumons. Ce sont des choix
moteurs, clairs, volontaires, et nous y arrivons. De plus, ces critères sont de
plus en plus regardés par les lecteurs lors de l’achat. Les mouvements autour des AMAP ont aussi leur raison d’être dans le
domaine du livre.
Pascale
Lapierre : Il y a de la place aussi pour ce type d’éditeurs
exigeants.
Philippe
Meirieu : Le fait de militer pour qu’il y ait encore des livres
papiers chez les éditeurs, des librairies qui ne soit pas virtuelles, à
proximité, n’est pas une question technique mais d’abord une question
politique qui procède des problèmes sur les commerces de proximité,
l’artisanat, etc.
Il faut bien sûr
rémunérer les acteurs de la chaîne du livre, mais par valeur d’usage et du
service rendu, et non par valeur spéculative. Il faut se battre pour la
qualité à tous les niveaux. Et pour que les petits acteurs puissent continuer à
travailler, il est important pour maintenir la littérature jeunesse de
pratiquer :
-
La désidération :
les enfants vivent dans la sidération, c'est-à-dire ce qui tétanise et empêche
de réfléchir, les écrans, la brièveté, la surenchère des effets visuels. On
passe son temps à se regarder soi-même. Il
faut entrer dans la réflexion.
-
La décélération :
il faut sortir du culte de l’immédiateté.
C’est la responsabilité de l’école de prendre le temps de se confronter aux
autres et aux œuvres, de tâtonner.
-
La défragmentation :
la vision en « cœur de cible » fait qu’on ne regarde même plus le
journal de vingt heures ensemble : il y a différentes chaînes pour
différents publics. On vit dans des
tubes juxtaposés, on ne communique plus. Nous sommes dans une société de
tuyaux d’orgues. Le livre (et le livre
de jeunesse en particulier) est un outil de transgression. Les
grands-parents achètent et lisent avec leurs petits enfants. Ceux-ci veulent
que l’on relise, car il ne s’agit plus d’une lecture mécanique et
fonctionnelle, mais d’une redécouverte intergénérationnelle de l’ordre du
symbolique. Tout le monde s’y retrouve, on n’est pas seul, mais on est dans le
dialogue. C’est l’inverse du face à face solitaire avec l’écran, qui est un
comportement compulsif et pulsionnel qui empêche de faire société.
Il faut donner les moyens à tous les acteurs de la chaîne
du livre de faire leur métier sans en être réduit à être des quêteurs.
Il faut plus de
moyens et d’équité pour l’achat de livres dans les écoles. Le livre, c’est
l’affaire de ceux qui viennent pour s’intégrer. L’école doit être l’école du
livre, elle doit avoir un effet thermostatique, elle a la responsabilité de la
rééquilibration pour que le développement de l’enfant se face de manière
harmonieuse, pour lutter contre une certaine toxicité psychique (il suffit
d’écouter Skyrock le vendredi soir). On
doit lire à l’école plus qu’on ne le fait. L’école en France est plus
catholique que protestante (il n’y a pas d’accès direct au texte). Il y a
beaucoup de progrès à faire. Par exemple, il faudrait baisser les crédits des
manuels scolaires pour augmenter les crédits consacrés à l’achat de vrais
livres et mettre différents manuels en classe dans les matières où ils sont
vraiment nécessaires (comme l’histoire-géographie) pour pouvoir les comparer.
La France est très en retard dans la place que le système scolaire donne au
livre. Le livre est le lieu privilégié
de la rencontre avec l’œuvre.
Alain
Serres : Nous sommes tous fondamentalement optimistes, sinon, on ne
se battrait pas.
Jean-Pierre
Siméon : Dans la question du papier et du numérique, pourquoi l’un remplacerait-il l’autre ?
Les comportements sont différents entre le livre et le numérique. On est
capables de deux lectures. Le livre durera car il fait appel à un type de
comportement concret, physique. La calligraphie n’a pas perdu son sens avec
l’imprimerie, la marche à pieds avec la voiture. 90% des livres vont
disparaître (les livres informationnels), mais les autres, la poésie, vont
rester.
Lucie
Placin : Même si les auteurs
et les illustrateurs restent rêveurs et demandeurs, ils exercent un métier très
difficile. Pour en vivre, il faudrait publier sept livres par an, et cela
suffirait à peine. Nous sommes payés en à-valoir, puis il faut dépasser les
5000 exemplaires en ventes. Lorsque c’est le cas, ce que l’on gagne suffit à
peine à payer les très fortes cotisations auxquels nous sommes soumis. Au bout
d’un an, le livre part au pilon et disparaît. Parfois, on observe dans les
salons que ce sont les enfants qui savent prendre le temps de découvrir les
livres, bien plus que les adultes.
Pascale
Lapierre : Dans la bande dessinée et la jeunesse, on atteint une
limite. Il y a 70 000 nouveautés en
France, c’est pourquoi on n’arrive pas à faire durer les livres plus de six
mois. Pourtant, les enfants grandissent, on ne devrait pas avoir à
renouveler constamment les catalogues. Mais il est nécessaire d’écrire et de
publier pour vivre.
Alain
Serres : Quand les ventes
baissent, les éditeurs font plus de livres pour maquiller les chiffres et
espérer le gros lot. C’est une course effrénée à la surproduction. Plutôt
qu’en faire plus, on devrait mieux partager, pour que plus d’enfants aient des
livres à la maison. Combattre pour le partage de la culture est décisif pour le
milieu culturel.
Jean-Pierre
Siméon : Le Printemps des
poètes est une association avec de petits moyens. Elle est financée par les
ministères de l’éducation et de la culture. Les subsides de l’éducation ont
baissé de 2/3 entre 2002 et 2012 tandis que ceux du CNL restaient stables.
Récemment, le nouveau ministre a prévu d’une réduction drastique des
subventions. Si rien n’est fait, la disparition de la manifestation et du
centre de ressources permanent qu’elle représente est prévue pour mai – juin
2013. Une pétition
a été mise en place pour soutenir le Printemps des poètes.
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