Les nuits semblaient plus noires et plus implacables. Pourtant le ciel semblait porter plus d'étoiles qu'il n'en garde aujourd'hui. Dans l'obscurité du jardin rôdaient des monstres terrifiants. On courait un peu pour aller se cacher dans nos lits, abrités par de faux baldaquins accrochés aux poutres. La petite fenêtre de la chambre donnait sur un extérieur sombre et inquiétant malgré la lueur de la lune. Même le chant des grillons semblait teinté de menaces muettes. Mais à l'abri des draps, dans notre petite chambre mansardée, nous étions saufs.
Je me souviens que c'est allongée dans ce lit, alors que je récitais sans trop y penser un "Notre Père" mécanique, les yeux fixés sur les planches du plafond qui se penchaient vers moi comme pour mieux m'embrasser de leurs bras de bois sombre, que je me suis aperçue que je ne croyais pas en Dieu. J'ai plissé le front en réfléchissant au pourquoi de ma croyance aveugle et soudain j'ai compris. Je croyais parce que j'avais peur, parce que c'était la chose qui me permettait d'apaiser les terreurs folles qui me subjuguaient parfois. Les monstres du jardin. Les vélociraptors du cellier. L'éventualité de la mort. Ce que je prenais pour de la foi n'était qu'une sorte d'objet transitionnel un peu élaboré. Supprimer la peur supprimerait le besoin de croyance. En un instant, j'ai décidé de cesser d'avoir peur - et j'ai cessé de croire. J'ai souri devant la simplicité de la réponse, et je me suis endormie, le crissement des grillons ancré dans mes oreilles.
Cette maison était celle qui me rattachait le plus au monde irrationnel de l'enfance, mais elle fût aussi pour moi un lieu où, tout d'un coup, j'ai grandi. J'ai fait un pas de plus vers l'âge adulte. Un bond de géant. Ce bref "Eurêka !", ce petit moment de clarté m'a marquée à jamais et j'y repense souvent. C'est dans cet instant-là qu'a semblé s'infléchir toute une partie de ma psyché, celle qui porterait mon propre doute cartésien, mon besoin de rationalité, mon intérêt pour les sciences. Et peut-être même mon goût pour le catalogage.
Je regrette toujours que mes grands-parents n'aient pas su qu'un jour, je deviendrais bibliothécaire. Ma grand-mère aurait fait remarquer qu'elle ne m'avait jamais vue devenir géologue et aurait évoqué tous les livres que j'ai pu dévorer dans le fauteuil en mousse du grenier, près de la fenêtre donnant sur le jardin où jouaient mes frères et sœurs. Mon grand-père aurait blagué avant de reprendre ses mots croisés, clope au bec.
C'est dans cette maison, à l'abri des monstres, ce havre de paix où s'apaisaient mes angoisses, c'est là qu'il m'a été possible de vivre ce moment formateur. Et ce lieu, cette maison, ce havre, c'est à eux que je les dois. Quels qu'aient été leurs défauts ou leurs fautes. Quel que soit le nombre d'années qui me sépare de leur défection terrestre.
Ils me manquent encore chaque jour.
Photo : prise par moi-même au parc Monceau en décembre 2012.
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