Ceux qui me suivent sur Twitter m'auront peut-être déjà entendu l'évoquer : l'une de mes nouvelles va bientôt paraître aux éditions de Londres, dans leur collection East End. J'en reparlerais probablement ici en temps et en heure. [EDIT : c'est par là.]
Jusque-là, je ne connaissais pas grand chose à l'édition numérique, alors j'ai trouvé passionnant de sortir un instant du monde des bibliothèques pour faire un pas de ce côté-ci des métiers du livre.
Pour en parler plus avant, laissez-moi vous présenter Jean-Basile Boutak, responsable de la collection East End, qui a eu la gentillesse de bien vouloir se prêter au jeu des questions - réponses.
Jean-Basile Boutak |
Quel est votre
parcours ? Comment en êtes-vous arrivé à devenir éditeur ?
J’ai un parcours «
éclectique ».
En ce qui concerne
les études, j'ai commencé par une 1ère Scientifique, bifurqué en
Terminale Littéraire après le Bac de français, erré une année en
Fac de Lettres Modernes, passé un an comme emploi-jeune dans un club
de bridge et obtenu finalement une licence d’informatique.
Professionnellement,
j'ai travaillé plusieurs années en agences web avant de créer
mon auto-entreprise dans ce même domaine. En réalité, cette
création était une fuite. Je fuyais une profession que j'abhorrais.
Depuis, je n'ai eu de cesse de limiter mon activité informatique
et de donner de plus en plus de place à mon activité littéraire
d'auteur et d’éditeur.
En 2011, j'ai créé
mon blog www.e-jbb.net,
dans l'espoir de me « délier » les doigts. Cela a
fonctionné. À l'époque, le numérique balbutiait (encore plus
que maintenant), et je publiais de modestes articles de réflexion
sur le sujet et des chroniques de livres. J’étais très actif sur
les réseaux sociaux et j’échangeais par ce biais avec la plupart
des acteurs du très petit monde de l’édition numérique.
De fil en aiguille,
j'en suis venu à collaborer avec un premier éditeur numérique,
sur sa collection de polars – je ne dis plus que j’en étais
responsable, car certains titres étaient publiés sans que j'ai
mon mot à dire. Cette expérience m’a entre autres choses appris
que j'aimais l’édition. J'ai mis fin à cette collaboration au
bout d’environ un an, pour plusieurs raisons que j’énumère
sur mon blog.
Parallèlement à
cette activité éditoriale, j'avais retravaillé d’anciens
textes, et notamment ceux qui figurent dans le recueil Le père Noël ne meurt jamais. Avec deux
autres nouvelles de Jean-Marie Apostolidès – mon oncle –, je les
ai soumises aux Éditions de Londres, qui ont compris et accepté
notre projet. C'est ainsi que j'ai fait connaissance avec Vincent
et Isabelle Potier, les fondateurs de cette maison.
Quelques mois après
la publication de notre titre, l’envie d’édition étant toujours
présente, j'ai proposé à Vincent de prendre en charge une
collection de genre, en posant néanmoins certaines conditions, de
manière à limiter les risques que notre collaboration s’achève
trop tôt. On s’est compris et la collection East End est née.
En plus de votre
travail éditorial, vous pratiquez donc vous-même l'écriture ?
Ma tentative de
fiction la plus ancienne date de mes huit ans : ma grande sœur
m’avait prêté sa machine à écrire et la première chose que
j'ai essayé de taper dessus, ce fut… un polar ! J'ai
toujours cet essai, d'une demi-feuille A4, grâce à la
bienveillance de ma mère. J’y écrivais notamment : « il
était mal rasé mais gentil avec les pauvres ». Je ne peux
m’empêcher de sourire à chaque fois que je relis ce texte.
Tout cela pour dire
que si cela fait longtemps que je veux raconter des histoires, la
bascule réelle n’a eu lieu qu'en 2011. Comme je l’ai déjà
évoqué, cette année-là, j'ai créé mon blog, pour me remettre
le pied à l’étrier de l’écriture, après cinq années
d’abstinence consécutives à des tensions familiales engendrées
par mes « envies littéraires ». Cela a fonctionné et a
donné notamment Le père Noël ne meurt
jamais, qui a
donc servi d’entremetteur à ma collaboration avec Les Éditions de
Londres.
J'ai publié
d'autres textes, toujours des textes courts, sur Nerval.fr, le
magazine littéraire en ligne de François Bon : Le
Grand plongeon et Quand
les murs tombent. J'ai participé
à un recueil de nouvelles sous forme de cadavre exquis pour Les
Éditions Edicool, Historietas ou Les
Yeux de Fatalitas, mais il est
désormais indisponible, l’éditeur ayant mis la clé sous la
porte. Ma prochaine publication est prévue pour bientôt, avec une
nouvelle dans l’anthologie de « SF LGBT » À
voile et à vapeur des éditions Voy'[el]. J'ai bien sûr des romans en chantier, mais je ne veux pas
brusquer les choses.
Votre pratique de
l’écriture est-elle en lien avec votre métier d'éditeur ?
L’une enrichit-elle l’autre ?
L’écriture et
l’édition s’enrichissent l'une l'autre, c'est absolument
évident.
En tant qu'éditeur,
je profite de mon expérience d’écrivant (pour reprendre le terme
de Martin Winckler) à plusieurs niveaux. Dans ma relation avec les
auteurs tout d'abord : je pense être mieux à même de
comprendre leurs attentes, leurs angoisses, leurs déceptions, etc.,
qu'un éditeur qui ne le serait pas. Dans mon approche technique
ensuite : plus on avance dans l'apprentissage de l’écriture,
plus on prend conscience de l'importance de la technique ; et
cette technique que j’acquière progressivement comme auteur,
j'essaie d’en faire profiter ceux avec qui je travaille – et je
m'efforce de le faire avec humilité et sans dogmatisme.
En tant qu’auteur,
c'est pareil, je bénéficie énormément de mon expérience
d'éditeur, dans les mêmes domaines que ceux cités plus haut :
dans mes relations avec les éditeurs, car je connais bien leurs
problématiques et leurs attentes ; dans mon approche technique,
car à force de repérer les travers et les faiblesses dans les
textes des autres, on prend mieux conscience des nôtres.
Bien sûr, ce
bénéfice réciproque est valable jusqu'à un certain point…
Pourquoi le
polar/le roman noir ? Y a-t-il une histoire derrière East End ?
Je suis condamné au
polar et au roman noir. Je plaisante, mais il y a un peu de cela.
Comme lecteur, je
lis de tout : polars, SFFF, littérature blanche, essais,
ouvrages techniques, classiques ; il m'est arrivé de lire
aussi de la romance et de l’érotisme. Il n'y a peut-être que la
poésie à travers laquelle je sois passé complètement.
Comme auteur, j'ai
des envies d'écriture et des projets qui germent dans ces mêmes
genres.
Je ne pense pas
qu'une littérature soit mieux qu'une autre, mais l'opinion de
certains m’a poussé à défendre la littérature « de
genre » quand j'en ai eu l'occasion. Et le hasard a fait
que ça a souvent été le polar et le roman noir. Par exemple, aux
deux éditeurs avec qui j'ai travaillé jusqu’à aujourd'hui,
j'ai proposé de m'occuper de polars ou de SFFF ; mais les
deux ont opté pour le polar. Pourquoi ? C'est à eux qu'il
faudrait poser la question !
Ce qui est
« amusant », c'est que les gens imaginent régulièrement
que je connais tout du polar, que j'ai lu tous les auteurs à la
mode et même les autres, parce que je suis responsable d'une
collection de ce genre. Hélas, non. Ou plutôt heureusement, car je
ne pourrais pas me laisser enfermer dans un genre en particulier,
quel qu'il soit.
L'histoire
derrière East End est simple : aux Éditions de Londres, ils
nous a tous semblé que le nom de la collection devait avoir un lien
avec l'Angleterre, où la maison est basée. East End, le quartier
populaire dans lequel a sévi Jack l’Éventreur est apparu comme
une évidence dès le départ. On s'est donné le temps de la
réflexion, mais on n'a pas trouvé de meilleure idée.
Quel est le point
que vous préférez dans votre métier ?
Sans aucune
hésitation : les échanges avec les auteurs. Je fais partie de
ces éditeurs qui passent beaucoup de temps sur un texte, qui
annotent beaucoup, qui ne comptent pas les relectures, mais qui
n’imposent jamais rien (sauf la correction des fautes d'orthographe
et de grammaire évidemment) et qui essaient de mettre en place une
relation de confiance, sans rapport de force.
De par mes méthodes
de travail, il y a nécessairement beaucoup d'allers et retours
avec les auteurs. On finit forcément par parler d’autres choses
que du texte et par discuter de tout et de rien. Souvent de
littérature, c'est vrai, mais pas seulement. C'est très
enrichissant.
Et puis cet échange
sur le texte avec les auteurs, c'est aussi une manière de
m’approprier un peu leur récit, pour mieux le défendre ensuite.
Si j'en crois ce
qu'on me raconte à droite et à gauche, tout le monde ne procède
pas comme moi, et sans doute que mes méthodes ne conviendraient pas
à tous, mais moi je ne me vois pas faire autrement, puisque mon
plaisir est là.
Les rencontres avec les auteurs sont-elles toujours
virtuelles ?
Les rencontres avec
les auteurs sont en effet toujours virtuelles, au moins dans un
premier temps. On communique par mail, ou par téléphone, notamment
si l'auteur est demandeur. Nous n’avons malheureusement pas les
moyens de nous déplacer pour visiter les auteurs en chair et en os.
Cela ne veut pas
dire que je n'ai rencontré aucun des auteurs avec qui j'ai
travaillé. Au Salon du Livre de Paris cette année, où je me suis
rendu en visiteur, j'ai eu la chance de croiser et de pouvoir
discuter avec Christopher Wobble, auteur de Le
Faiseur d’Anges. J'ai aussi profité
d'une visite familiale dans le sud de la France pour voir « IRL »
Éric Caltraba, auteur de Haïku.
Et je suis persuadé que je rencontrerai d’autres auteurs avec qui
je travaille dans les mois à venir. Je sais par exemple qu'Ève
Terrellon vient souvent passer quelques jours dans le Puy-de-Dôme,
département où j'habite moi toute l’année. Ce n’est qu'une
question de temps, mais je suis de toute manière convaincu que des
liens d’amitié peuvent se créer par une simple correspondance. Si
les échanges par écrit sont naturels, ils le seront aussi lors
d'une rencontre physique, passé le court moment d’étonnement de
se retrouver d'une personne qu'on a l’impression de connaître
si bien et que l’on a pourtant jamais vu.
Quelle est la
chose la plus pénible de votre métier d'éditeur ?
Annoncer les
chiffres de ventes. À lire les témoignages de succès d’auteurs
anglo-saxons, certains placent trop d’espoirs dans le livre
numérique. Or en France, mis à part en érotisme et en romance
(genres qui ont réellement bénéficié de « l'anonymat »
qu'offre la lecture sur liseuse ou tablette), les espérances de
ventes d'un auteur peu connu restent modestes. De quelques
exemplaires à quelques centaines ; rarement des milliers, plus
souvent quelques dizaines. Bien sûr le numérique progresse, mais
lentement.
Il faut également
garder à l'esprit que l’ebook a des perspectives de ventes à
long terme, car contrairement au livre papier qui disparaît
rapidement des étals des libraires, il continue d’être disponible
sur les e-librairies aussi longtemps qu'elles existent ou que
l’éditeur poursuit son activité.
J'essaie de
prévenir les auteurs, et je leur dis : « je ne vous
promets pas des ventes astronomiques, mais je vous promets de passer
du temps sur votre texte pour essayer d'en tirer le meilleur ».
Du coup, comment un éditeur numérique peut-il
survivre sur si peu de ventes ?
C'est une question
à laquelle chacun essaie de trouver sa réponse.
Certains
sont pris d'une véritable frénésie de publication, au point
d’avoir déjà plusieurs centaines d’ouvrages inédits à leur
catalogue, après seulement trois ou quatre années d’existence.
Cela représente jusqu’à un titre toutes les semaines (voire
plus). Je ne sais pas comment ils font, je suis dubitatif à plus
d'un point. En tout cas, moi, je n’en suis pas capable, et ce
n’est pas ainsi que je conçois le métier d’éditeur. Je ne suis
surtout pas convaincu que la surpublication soit une stratégie
gagnante à long terme. Les Éditions de Londres, c’est treize
titres inédits en un an et demi, dont sept pour la collection East
End en huit mois de collaboration. C’est un rythme qui me convient.
D’autres éditeurs
publient des genres vendeurs en numérique, comme l’érotisme ou la
romance. C'est un choix éditorial tout à fait respectable, mais
ce n'est pas le nôtre. Je ne sais pas pour Vincent, mais moi je ne
me sentirais pas du tout compétent, que ce soit pour sélectionner
ou retravailler les textes.
L’option restante,
c’est de trouver un équilibre entre investissement (de temps et
d’énergie) et attentes. Si on s’investit trop, on est vite
découragé par le manque de retour sur investissement. Cela permet
de s'octroyer du temps pour aller (ou au moins essayer) chercher de
l’argent – car c'est bien là le nerf de la guerre –
ailleurs. En ce qui me concerne, cette année, j'anime des ateliers
d’écriture et d'initiation au jeu d’échecs dans une école,
quelques heures par semaine. J'ai aussi une femme compréhensive.
Et j'ai mon activité d’auteur. Je ne suis pas le seul dans ce
cas : Julien Simon, fondateur de Walrus, a toujours peu publié,
mais toujours des ouvrages de qualité. Il en est arrivé à la même
conclusion : être éditeur numérique ne suffit pas à nourrir
son homme. C'est pour cela qu'il s'est lancé le défi fou du
Projet Bradbury. Je lui souhaite de réussir.
Quel est le livre
dont vous auriez aimé être l’éditeur ?
La question est
simple, mais la réponse l'est moins. J'ai évidemment tendance à
penser que les éditeurs ont un rôle non négligeable dans le succès
des grands livres, et conscient qu'il me reste beaucoup à
apprendre dans ce métier, je me dis : « aurais-je fait de
l’aussi bon travail que ces éditeurs ? aurais-je su repérer
ce manuscrit ? ».
Harry Potter,
par exemple, qui est pour moi une œuvre majeure de la littérature
contemporaine, aurait-il été aussi bon si je l'avais édité ?
En
tout cas, je ne rougis pas des livres que j'ai édités1,
même si pour certains, je ferais sans doute différemment
aujourd’hui. Comme je n’écrirais déjà plus les textes de Le
père Noël ne meurt jamais de la même
façon. Mais il faut passer à autre chose.
1
À savoir tous ceux de la collection
East End, auxquels il faut ajouter chez Numériklivres : Un
été de singe et Fin
de route de Jean-Louis Michel, Haïku
d’Éric Calatraba et Bang !
Bang ! Bang ! d’Olivier
Chapuis.
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